Un entretien pour OUGH!
Transcription d'un entretien avec Richard Stallman conduit par Theodoros Papatheodorou [*] en mai 2012.
Richard Stallman, activiste du logiciel libre et développeur de logiciels, est une légende dans la communauté informatique. Il répond à toutes nos questions dans un entretien de proportions épiques, en deux parties, qu'il a accordé au magazine OUGH!
PREMIÈRE PARTIE
Quand il travaillait comme « hacker système » au labo d'intelligence artificielle (IA) du MIT (c'est-à-dire comme membre de l'équipe qui développait le système d'exploitation propre au laboratoire) il a fait l'expérience d'un profond changement qui a bouleversé l'industrie du logiciel. Jusqu'alors, il était habituel de partager librement les logiciels des systèmes d'exploitation développés pour les machines de l'époque, de les modifier et de les réutiliser. Dans les années 70, l'industrie du logiciel a arrêté de distribuer le code source de ces programmes, ce qui rendait impossible leur étude et leur modification par les informaticiens. De plus, de nouvelles lois sur le copyright ont rendu cela illégal.
Il ressentit ce changement comme contraire à l'éthique et en fut affecté personnellement, car la communauté hacker dans laquelle il s'épanouissait se désintégra. La plupart des talents du labo furent en effet recrutés par deux sociétés concurrentes pour développer des produits non libres. Stallman, lui, évolua à contre-courant ; il décida de consacrer sa vie au développement de logiciel libre, un logiciel qui permette à l'utilisateur de l'étudier à son gré, de le modifier, et même de redistribuer ses versions modifiées aux autres. En 1984, il donna sa démission du labo d'IA et commença à développer GNU, le premier système d'exploitation libre. Aujourd'hui, l'association de GNU avec un programme développé par un jeune étudiant finnois du nom de Linus Torvalds constitue GNU/Linux.
De nos jours, il tourne sur la majorité des serveurs d'Internet, des universités, des grandes entreprises, de l'armée, et sur les PC des millions de gens sur la planète qui ont rejeté les licences de logiciel accompagnant Windows et MacOS. Ils choisissent de faire tourner un système qui a été initié par Stallman et développé par des millions d'autres sur Internet. GNU/Linux est supérieur au logiciel privateur1 d'un point de vue technique et il est disponible gratuitement, mais Stallman souligne que ces caractéristiques, quoique bienvenues, sont secondaires. L'essentiel est la liberté. Nous commençons cette conversation en parlant des droits numériques.
- Vous avez dit : « À l'âge d'Internet, nous avons moins de droits que dans le monde physique. »
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Oui. Par exemple aux États-Unis, les fournisseurs d'accès peuvent vous déconnecter sans passer par le tribunal, ils n'ont pas à prouver qu'il y a une raison. Le résultat, c'est qu'ils peuvent vous censurer. Si vous voulez imprimer des tracts et les distribuer dans la rue, cela vous est possible ; vous n'avez pas besoin d'implorer une société quelconque de bien vouloir coopérer, donc vous pouvez le faire. Mais sur Internet vous avez besoin de la coopération de votre FAI et d'un registre de nom de domaine, peut-être aussi d'un service d'hébergement. S'ils n'aiment pas ce que vous faites ou s'ils sont sous la menace d'un puissant qui n'aime pas ce que vous faites, ils peuvent très bien vous couper le service, donc vous censurer.
La loi doit garantir aux gens un droit à ce genre de service, de manière ininterrompue, aussi longtemps qu'ils remplissent leur part du contrat. Je crois qu'aux États-Unis un opérateur téléphonique ne peut pas vous couper le téléphone arbitrairement. Tant que vous continuez à payer vos factures, etc., ils doivent continuer à vous fournir une ligne téléphonique, ils n'ont pas le choix. Ce devrait être la même chose avec la connexion Internet. Ils ne devraient pas avoir le choix, ils ne devraient pas avoir le droit de poser leurs propres conditions à la fourniture d'un service ininterrompu.
- Ce devrait être un service public ?
Exactement.
- Cette dépendance envers les entreprises s'étend aussi aux transactions financières.
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C'est l'autre domaine dans lequel le monde numérique nous donne moins de droits que le monde physique. Supposez qu'en plus de distribuer des tracts dans la rue vous vouliez demander aux gens de donner de l'argent à votre cause. Ils peuvent vous donner des espèces, et vous pouvez les accepter. Vous n'avez pas besoin de la coopération d'une entreprise pour le faire. Une fois que vous avez reçu ces espèces, c'est de l'argent qui a cours et que vous pouvez dépenser. Mais pour faire la même chose dans le monde numérique vous avez besoin des services d'une société de paiement, et ces sociétés pourraient aussi vous déconnecter.
- C'est ce qui est arrivé à WikiLeaks. Après qu'ils ont diffusé des informations embarrassantes pour le gouvernement des États-Unis (parmi d'autres), MasterCard et Visa ont arrêté d'accepter les dons à ce site.
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Exact. WikiLeaks s'est trouvé en situation de faiblesse parce que le gouvernement des États-Unis a décidé de le faire taire et a fait tout ce qui était en son pouvoir pour y arriver. Cela a causé beaucoup de mal, bien que vous puissiez toujours accéder aux pages de WikiLeaks si vous utilisez le nom de domaine adéquat. Ils ont effectivement réussi à empêcher la plupart des dons à WikiLeaks, et maintenant le site a du mal à fonctionner.
- Cette organisation a reçu beaucoup de mauvaise publicité aux États-Unis. Qu'est-ce que vous en pensez ?
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WikiLeaks fait quelque chose d'héroïque. Une bonne partie de la presse américaine est aux ordres du gouvernement – c'est vrai dans beaucoup de pays. Ou plus précisément, elle est aux ordres du monde des affaires, mais comme le gouvernement américain travaille pour le monde des affaires, ce dernier veut en dire du bien. Je pense que nous avons besoin de lois qui empêchent les sociétés de paiement d'arrêter de servir quelqu'un, sauf si elles peuvent prouver qu'il y a une raison.
- La technologie a fait naître de nouvelles formes de contrôle, mais elle a aussi produit de nouveaux moyens de manifester, de s'auto-organiser et de contester. Anonymous est un bon exemple d'hacktivisme.
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Anonymous fait beaucoup de choses différentes. Le plus souvent, Anonymous envoie une masse de gens à la porte du site web d'une organisation, ils forment une foule et peuvent gêner le passage. C'est comparable à une manifestation devant la porte du siège d'une organisation dans le monde physique. Et cela, nous le reconnaissons comme de l'activisme politique démocratique. Les manifestations d'Anonymous sur le web sont également de l'activisme politique démocratique. Bien entendu, les forces d'oppression veulent définir cela comme un délit plutôt qu'une manifestation, et le changement technologique leur en fournit une bonne occasion.
Autre chose. Je pense que ce sont peut-être aussi des membres d'Anonymous qui ont changé le texte de certains sites web pour critiquer l'organisation à laquelle le site appartient. C'est l'équivalent virtuel d'écrire un slogan critique sur une affiche, ce qui constitue de l'activisme politique démocratique assez normal. Mais ils appellent cela « attaquer » le site. Le mot « attaquer » est censé suggérer que c'est autre chose qu'une manifestation politique, ce qui permet de mettre les gens en prison pour avoir manifesté.
- Parmi les hackers, le terme « hacker » a une signification complètement différente de celle qu'il a dans le grand public. Pouvez-vous nous expliquer la différence ?
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Depuis 40 ans, c'est-à-dire depuis l'époque où j'ai rejoint la communauté hacker du MIT, je suis fier de me définir comme hacker. J'ai été engagé par le MIT pour être hacker système, ce qui veut dire pour améliorer le système. En ce temps-là, nous utilisions un système d'exploitation appelé ITS,2 qui avait été développé par l'équipe de hackers du labo d'intelligence artificielle ; ils m'ont recruté pour faire partie de l'équipe. Mon travail était d'améliorer le système. Le verbe « hacker » a un sens plus général, essentiellement s'amuser à repousser les limites du possible avec astuce.
- Il n'y a même pas besoin d'ordinateur pour hacker.
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Le hacking ne se limitait pas à améliorer le système d'exploitation. On pouvait hacker dans n'importe quel domaine, pas nécessairement en informatique. Le hacking, pris comme concept général, est une attitude envers la vie. Qu'est-ce qui vous amuse ? Si de trouver des astuces qu'on pensait impossibles vous amuse, alors vous êtes un hacker. Une des choses que l'on pensait impossibles était de contourner la sécurité informatique. Donc certaines personnes douées de l'esprit hacker l'ont appliqué au contournement de la sécurité. Ensuite, vers 1981, les journalistes ont découvert l'existence des hackers. Ils ne les ont pas compris et ils ont pensé que le verbe hacker était synonyme de « contourner la sécurité informatique ». En général ce n'est pas vrai. Il y a de nombreux moyens de hacker qui n'ont rien à voir avec la sécurité, et de plus, contourner la sécurité n'est pas nécessairement du hacking. C'est seulement si vous le faites comme un jeu, avec astuce, qu'il s'agit de hacking.
Les brevets logiciels
- Outre les droits numériques, vos campagnes portent sur les brevets logiciels. Des sociétés comme Amazon, Google et Apple, pour n'en citer que quelques-unes, sont actuellement impliquées dans des guerres de brevets virulentes.
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Pour les développeurs de logiciels, les brevets sont comme des mines terrestres. Cela ne me surprend pas qu'un produit comme un téléphone Android viole un nombre faramineux de brevets, parce qu'il contient un système logiciel compliqué. N'importe quel système compliqué de ce type va mettre en œuvre des milliers d'idées, et si 10% de ces idées sont brevetées, cela veut dire que des centaines de ces idées sont brevetées. Donc n'importe quel gros programme est susceptible de transgresser des centaines de brevets, et un système qui combine plusieurs programmes est susceptible d'en transgresser des milliers ou plus.
- D'après la loi, ces brevets expirent 20 ans après leur date de dépôt.
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C'est un temps très long dans le domaine du logiciel. Gardez à l'esprit qu'à chaque changement du contexte technologique nous devons adapter beaucoup de nos manières de faire au nouveau contexte, ce qui veut dire qu'à chaque fois on a besoin de nouvelles idées, et si ces idées sont brevetées on a une nouvelle catastrophe.
- Qu'est-ce que le logiciel a de spécial ? Pourquoi pensez-vous qu'il ne doit pas être soumis au droit des brevets ?
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Les brevets logiciels ne sont pas des brevets ordinaires. Regardez le cas habituel des brevets pour un produit manufacturé. Ils n'affectent que les sociétés qui ont des usines et fabriquent ce produit. Si elles peuvent toutes vivre avec le droit des brevets, le reste d'entre nous n'a aucune raison de s'en préoccuper. Mais le problème avec le logiciel, c'est qu'il est beaucoup plus compliqué que n'importe quoi d'autre, parce qu'il est intrinsèquement plus facile à concevoir que les produits physiques.
Le logiciel est de la simple mathématique, tandis que les produits physiques doivent composer avec la perversité de la matière. Et il se produira toujours un tas de choses inattendues. Nous avons des modèles qui prédisent ce qui doit arriver avec les systèmes physiques, mais leur exactitude n'est pas garantie.
Avec le logiciel, vous vous servez de constructions mathématiques et elles font ce pour quoi on les a définies. Si elles ne le font pas, alors vous allez voir le développeur du compilateur et vous lui dites : « Il y a un bogue dans ton compilateur. Corrige-le, que cette construction fasse ce qu'elle est censée faire. »
Vous ne pouvez pas le dire au monde physique, mais vous pouvez le dire au développeur du compilateur. C'est pourquoi il est plus facile de concevoir du logiciel, mais les gens poussent chaque technique à sa limite. Donnez-leur une méthode de conception plus facile et ils feront de plus grands systèmes.
Ainsi, avec le logiciel, un petit nombre de personnes peuvent en quelques années concevoir un truc qui a des millions d'éléments. Ce serait un mégaprojet si ça devait être fait dans le monde physique. On rend le système si compliqué qu'il va incorporer des tas d'idées, ce qui signifie qu'il va enfreindre des tas de brevets, ou du moins être accusé d'enfreindre des tas de brevets.
En d'autres termes, le fardeau des brevets est beaucoup plus lourd pour le logiciel que pour n'importe quoi d'autre. Tous les développeurs de logiciel sont en danger. Ce qui ressort des guerres de brevets qui ont éclaté ces dernières années, c'est que si vous développez un gros logiciel compliqué, vous allez être poursuivi.
- Quelle est la différence, disons, avec le brevet sur un médicament ?
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Les brevets sur les médicaments sont un autre cas spécial. Parce que lorsque vous forcez les pays pauvres à avoir des brevets sur les médicaments, ce que fait l'Organisation mondiale du commerce, cela rend les médicaments si chers que les gens ne peuvent pas se permettre de les acheter et qu'ils meurent.
Les fondateurs de l'OMC, ainsi que ses dirigeants, devraient être envoyés à La Haye et y être jugés pour assassinat collectif. Nous devons nous organiser pour exiger de nos gouvernements qu'ils arrêtent de soutenir l'OMC, et ce pour des milliers de raisons. Le but de cette organisation est de donner au monde des affaires plus de pouvoir pour transformer la démocratie en coquille vide.
Tous ces soi-disant « traités de libre-échange » ont en fait pour but d'affaiblir la démocratie et de transférer le pouvoir politique au monde des affaires. Par conséquent, nous devons abolir ces traités au nom de la démocratie. On peut argumenter valablement que le commerce entre deux pays peut rendre ces deux pays plus riches. Si ces pays sont suffisamment démocratiques pour que la richesse diffuse vers chacun des habitants, alors ces derniers seront vraiment plus à l'aise. Toutefois, les soi-disant « traités de libre-échange » sont conçus pour rendre les pays moins démocratiques et faire en sorte que la richesse ne se disperse pas.
Cela signifie qu'ils neutralisent tout avantage qu'ils pourraient procurer même si le PNB des deux pays augmente. À quoi bon ces traités, si tout le profit va aux riches. C'est le résultat qu'ils ont eu aux États-Unis, au moins depuis 1980.
- Ces guerres de brevets ont vu des sociétés racheter un arsenal de brevets logiciels, uniquement pour se protéger des procès…
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Vous savez, c'est peut-être vrai, mais il se pourrait que Google ait moins de brevets parce qu'elle existe depuis moins longtemps. Il s'agit peut-être d'un cas où elles ne sont pas toutes dans la même situation, et pas toutes interdépendantes. Ce serait dommage, parce qu'après tout Android est le seul système d'exploitation pour smartphone, encore en usage, qui soit essentiellement libre, ce qui nous donne au moins un point de départ pour essayer de faire fonctionner des téléphones sans logiciel privateur.
Si Android devient dangereux et se fait anéantir par les brevets, alors il est possible que nous ne puissions jamais faire fonctionner de smartphone avec du logiciel libre.
- Google est sur le point de racheter Motorola, qui n'est pas en grande forme financièrement, uniquement pour avoir accès à ses brevets.
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Cela montre comment le système des brevets devient un frein au progrès. Quand il y a trop de brevets sur un même produit, il devient très difficile de s'en sortir avec ce système. J'espère que cela permettra à Google de se protéger, parce que ce faisant ils protègent en même temps la communauté du logiciel libre, jusqu'à un certain point.
- Croyez-vous en l'abolition complète des brevets logiciels ?
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Oui. Il ne faut pas que les brevets s'appliquent au logiciel. Gardez à l'esprit qu'on ne peut pas toujours classer facilement les brevets en brevets logiciels et brevets non logiciels. Quelquefois le même brevet s'applique à la fois aux programmes et aux circuits. Ce que je recommande, c'est de changer la loi pour qu'elle dise : « Par définition, si c'est un programme, il n'enfreint aucun brevet. »
Le partage de fichiers par P2P et l'industrie de la musique et du cinéma
- Vous vous êtes souvent exprimé contre l'utilisation des mots « piratage » et « piraterie ».
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Ce sont des termes diffamatoires ! Ils signifient que partager est l'équivalent moral d'attaquer des navires. Je ne suis pas d'accord avec cette position, aussi je n'appelle pas le partage « piratage », ni « piraterie ». Je l'appelle « partage ».
D'une manière générale, je ne suis pas contre le profit. Je suis contre ce qui nuit aux gens. Une manière donnée de faire du commerce peut, ou non, comporter des aspects qui leur nuisent.
L'exemple de l'artiste qui se bat pour survivre est ridicule parce que le système existant fait très peu pour cet artiste. Ce système est nul. Et si nous légalisons simplement le partage cela ne fera aucune différence pour les artistes qui se battent pour survivre. Cela pourrait même les aider.
Je pense que les artistes doivent publier leur musique avec des licences qui permettent explicitement le partage. Quelques-uns le font. Le fait est que cet argument contre le partage est bidon.
Ces multinationales géantes veulent amasser plus d'argent et elles utilisent l'artiste comme excuse. Un mince filet descend vers les artistes, et puis il y a quelques stars qui sont très bien traitées. Mais nous n'avons pas besoin de les rendre plus riches.
- Les gens doivent avoir le droit de partager et redistribuer la musique de manière non commerciale ?
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La musique et toute œuvre publiée, parce que partager est bon, partager renforce la communauté. Donc partager doit être légal, maintenant que c'est praticable et facile.
Il y a cinquante ans, il était si difficile de faire des copies et de les redistribuer de manière non commerciale que la légalité de la chose n'avait pas d'importance. Mais de nos jours, c'est si facile qu'essayer d'empêcher les gens de le faire nécessite des mesures sévères et draconiennes, et même celles-là ne fonctionnent pas toujours.
Mais je suppose que s'il elles deviennent assez vicieuses, elles pourraient fonctionner, mais pourquoi tolérer tant de méchanceté ?
- L'industrie de la musique et du cinéma a fait une campagne très dure pour PIPA, SOPA et ACTA.
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Ils veulent instaurer des lois injustes partout dans le monde, et dans certains pays ils ont réussi à les obtenir. J'ai lu que l'Irlande a adopté une loi semblable à SOPA, au moins dans sa description, mais je n'en connais pas encore les détails.
Ces lois sont une injustice. Elles sont destinées à inféoder encore plus les gens à l'industrie des médias, donc naturellement elles sont mauvaises et naturellement les gens les détestent. La seule question qui se pose est celle-ci : dans un pays donné, reste-t-il assez de démocratie pour que les gens soient en mesure de les arrêter ?
Les citoyens européens doivent agir et s'organiser avec d'autres pour obtenir que leur pays ne ratifie pas l'ACTA et convaincre le Parlement européen de le rejeter. Sauvez le monde de cette injustice.
- Récemment, des agences gouvernementales ont fait fermer quelques sites, comme MegaUpload.
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Je ne sais pas si, une fois tout bien pesé, MegaUpload mériterait ou non d'être fermé. Rappelez-vous que c'est un commerce, qu'il n'est pas fondé sur le partage. Partager signifie redistribuer des copies exactes de manière non commerciale. Aussi n'ai-je pas de position sur MegaUpload en particulier.
Je pense, il est vrai, qu'il y a quelque chose de scandaleux dans la manière dont ce site a été fermé, avant qu'un tribunal ait pu décider s'il était légal ou non. Entre-temps, Hotfile (je pense que c'est son nom) fait l'objet de poursuites et les plaignants prétendent que « celui-ci doit être mauvais parce qu'il est semblable à MegaUpload que nous avons fait fermer. » C'est une escroquerie parce qu'aucun tribunal n'a encore décidé si MegaUpload est légal ou non, mais ils citent cette fermeture prématurée comme preuve que ce site est mauvais.
Je ne sais pas, peut-être qu'il est mauvais. Ce n'est pas une question qui me préoccupe beaucoup. Je suis plus préoccupé par le partage pair-à-pair parce qu'à l'évidence c'est une bonne chose.
Sur la vie privée
- Que pensez-vous de services comme Facebook et Gmail ?
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Il y a beaucoup de problèmes de liberté dans la vie. Que vous ayez le contrôle de votre informatique est ma contribution – je l'espère – à la notion de ce que sont les droits de l'homme. Mais il y a bien d'autres droits que les gens méritent de posséder, et beaucoup de ceux qui s'appliquent dans les autres sphères de la vie se reflètent dans le monde virtuel.
Ainsi par exemple, qu'y a-t-il de mauvais dans Facebook ? Eh bien, cela donne aux gens une fausse impression de respect de la vie privée. Cela vous laisse croire que vous pouvez désigner un truc comme visible seulement par vos amis, sans vous rendre compte qu'en fait c'est destiné à vos amis de Facebook, non à vos vrais amis. Et n'importe lequel d'entre eux pourrait publier ce truc, ce qui le rendrait visible par n'importe qui ; on pourrait aussi bien le publier dans le journal. Facebook ne peut pas éviter ça.
Ce que le site pourrait faire, c'est de prévenir les utilisateurs chaque fois qu'ils démarrent une session : « Attention, ce que vous mettez en ligne ici – même si vous dites que seules certaines personnes ont le droit de le voir – pourrait se trouver publié du fait d'évènements hors de votre contrôle. Aussi, réfléchissez à deux fois avant de mettre en ligne quoi que ce soit ici. Et rappelez-vous, la prochaine fois que vous postulerez pour un emploi, l'entreprise pourrait exiger de voir tout ce qu'il y a sur votre compte. Votre école pourrait aussi l'exiger. Si vous voulez vraiment communiquer de manière privée, ne le faites pas par ce moyen. » C'est une des choses qu'ils doivent faire.
Facebook est un moteur de surveillance. Il collecte des quantités faramineuses de données personnelles et son modèle économique consiste à utiliser ces données de manière abusive. Aussi faut-il éviter complètement Facebook.
Pire encore : Facebook surveille même les gens qui n'ont pas de compte Facebook. Si vous voyez un bouton « Like » sur une page, alors Facebook sait que votre ordinateur a visité cette page. Et ce n'est pas la seule société qui fait ça ; je crois que Twitter le fait, et Google+ aussi. Ainsi cette pratique s'est répandue. Et elle est mauvaise, quel que soit celui qui s'en sert.
Une autre chose que fait Facebook, c'est d'utiliser les photos des gens pour des publicités commerciales en ne leur donnant pas la possibilité de refuser.
- Eric Schmidt, bien connu chez Google, a dit il y a deux ans : « S'il y a une chose que vous voulez cacher aux gens, vous ne devriez peut-être pas la faire. »
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C'est ridicule. Quel genre de chose voulez-vous cacher aux gens ?
Peut-être que vous êtes en train de préparer une manifestation. C'est courant de nos jours que des gouvernements mettent l'étiquette de terroriste sur des contestataires et les soumettent à une surveillance électronique pour saboter leur manifestation, ce qui est une manière efficace de saboter la démocratie.
- Ces réseaux sociaux prétendent aussi qu'ils ont eu un rôle subversif très important dans les révolutions du Moyen-Orient.
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Peut-être, mais souvenez-vous que, n'étant pas localisés dans ces pays du Moyen-Orient, ils n'ont aucun motif sérieux de se faire du souci pour leurs gouvernements.
Quand, par exemple, le gouvernement américain voudra écraser la contestation, ces sociétés apporteront probablement leur aide volontairement. Si elles ne le font pas, elles y seront obligées de toute façon.
- On sait aussi que vous n'utilisez pas de téléphone portable afin de protéger votre vie privée.
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Naturellement. Chaque téléphone portable est un instrument de pistage et de surveillance. Vous pourriez empêcher votre téléphone de transmettre votre position GPS si vous en aviez un qui soit contrôlé par du logiciel libre – bien que ces téléphones soient très peu nombreux. Malgré cela, le système pourrait déterminer assez précisément la position du téléphone sans coopération active de sa part.
Le gouvernement américain dit qu'il doit être en mesure de collecter toute cette information, même sans mandat de perquisition. C'est-à-dire sans même une ordonnance du tribunal. Cela montre à quel point le gouvernement américain respecte les droits de l'homme.
- Certaine personnes utilisent TOR ou autres logiciels pour cacher leur identité en ligne.
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TOR est une très bonne chose. Cela aide à protéger les gens contre Big Brother. Et ce que je j'appelle « Big Brother », ce peut être le gouvernement d'Iran, de Syrie, des États-Unis, ou de tout autre pays qui ne reconnaît pas les droits de l'homme.
SECONDE PARTIE
La seconde partie de cet entretien s'intéresse au logiciel libre et à ses fonctions.
Dans la seconde partie de l'entretien, nous avons commencé par parler du logiciel libre et demandé une définition.
« Logiciel libre » signifie un logiciel qui respecte la liberté de l'utilisateur et de la communauté des utilisateurs. Avec le logiciel il n'y a que deux possibilités : ou bien l'utilisateur contrôle le programme, ou bien le programme contrôle les utilisateurs.
Dans le premier cas, il s'agit de logiciel libre car, pour que les utilisateurs aient le contrôle effectif des programmes, on a besoin de certaines libertés. Ces libertés sont les critères du logiciel libre.
Si les utilisateurs ne contrôlent pas le programme, alors le programme contrôle les utilisateurs et le développeur contrôle le programme. Cela signifie que le programme est l'instrument d'un pouvoir injustifié.
Le logiciel libre [free software] est donc un logiciel qui respecte la liberté de l'utilisateur. L'idée fondatrice du mouvement du logiciel libre est la suivante : « Le logiciel non libre est une injustice, mettons-y fin. D'abord, faisons en sorte d'y échapper, et ensuite aidons tous les autres à y échapper. Mettons fin à cette injustice. »
- Et bien sûr, pour vous free ne veut pas dire « gratuit », cela veut dire beaucoup plus.3
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Je veux dire « libre », comme dans liberté.
- Vous avez mentionné ici qu'un logiciel doit respecter certaines libertés pour mériter le nom de « libre ». Quelles sont ces libertés ?
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- La liberté zéro
- La liberté d'exécuter le programme comme vous le souhaitez.
- La liberté un
- La liberté d'étudier le code source et de le modifier pour que le programme fasse vos tâches informatiques comme vous le souhaitez.
- La liberté deux
- La liberté d'aider les autres, ce qui signifie redistribuer des copies exactes du programme quand vous le souhaitez.
- La liberté trois
- La liberté d'apporter votre contribution à votre communauté – la liberté de distribuer des copies de vos versions modifiées quand vous le souhaitez (cela suppose que vous avez fait une version modifiée, parce que tout le monde ne le fait pas).
- Et pour porter ces idées, vous avez créé une fondation, la Fondation pour le logiciel libre.
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Oui, rappelez-vous que l'objectif n'est pas seulement théorique. Je voulais rendre possible l'usage d'un ordinateur en toute liberté. C'est impossible si vous êtes obligé d'utiliser du logiciel non libre, et quand j'ai démarré en 1983 c'était la seule manière de faire fonctionner un ordinateur. Il lui fallait un système d'exploitation, et tous étaient privateurs, donc vous deviez avoir du logiciel non libre (privateur veut dire non libre ; ces deux termes sont synonymes).
Donc pour que la liberté soit véritablement une option, il était nécessaire de développer un système d'exploitation libre. Je voulais qu'il existe vraiment une possibilité d'utiliser un ordinateur tout en ayant la liberté ; cela voulait dire lancer un projet de développement logiciel pour développer tous les logiciels dont on a besoin. Ce système d'exploitation s'appelle GNU. Voilà pourquoi il y avait du travail concret à faire. Je voulais aller au-delà du simple énoncé de principes philosophiques et les mettre en pratique pour faire de la liberté une réelle possibilité.
- Et pourquoi pensez-vous que ce soit un droit naturel des gens d'avoir accès au code source d'un programme ?
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Pourquoi les gens doivent-ils être libres ? Certaines personnes ne croient pas à la liberté. On ne peut pas discuter logiquement avec elles ; il y a une différence fondamentale de valeurs. Une fois admis le fait qu'avoir le contrôle des logiciels est la seule manière de vivre en liberté tout en se servant de l'informatique, si vous voulez la liberté vous devez exiger du logiciel libre.
- Mais pourquoi le logiciel est-il différent des autres produits ? Quand un commerçant vend une chaise, il s'attend… [Stallman interrompt]
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Le logiciel n'est pas comme ces objets. Le logiciel fait des choses compliquées que les chaises ne font pas. Il n'y a pas moyen de concevoir une chaise qui agisse sur vous et contrôle ce que vous faites. Normalement vous vous asseyez sur la chaise et vous contrôlez la manière dont vous êtes assis. La chaise peut être plus ou moins confortable, mais elle ne va pas vous déplacer dans un bâtiment différent ni vous larguer dans la rue ni faire d'autres choses surprenantes et inattendues. Il est improbable qu'elle ait une aiguille cachée qui vous injecte une drogue quelconque.
Le logiciel, en revanche, fait des choses bien plus compliquées. Le logiciel privateur a couramment des fonctionnalités malveillantes comparables à cette aiguille. Dans Windows, des gens ont trouvé des fonctionnalités espionnes. Il y a aussi des portes dérobées [backdoors] qui permettent à ceux qui en ont le mode d'emploi de les contrôler pour agir sur l'utilisateur.
En d'autres termes, Microsoft peut faire absolument n'importe quoi aux utilisateurs de Windows : elle a le contrôle total de leurs ordinateurs, elle peut leur prendre n'importe quoi, elle peut leur faire n'importe quelle sorte de sabotage. Si vous utilisez des programmes non libres, vous êtes sans défense contre leurs développeurs, et ces derniers disent en substance : « Faites-nous juste confiance parce que, bien sûr, une grosse société comme celle-ci ne vous ferait jamais de mal. »
- Outre le logiciel, les sociétés essaient aujourd'hui d'interférer avec ce que les utilisateurs peuvent effectivement stocker dans leurs appareils. Parmi les outils dont elles se servent pour contrôler l'utilisateur il y a les formats privateurs de livres électroniques.
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Ce sont des attaques contre les libertés traditionnelles des lecteurs. L'exemple que j'utilise habituellement est celui du Swindle (un jeu de mots sur le Kindle, qui est la liseuse d'Amazon)4 car c'est celui dont je connais le mieux les données. Je l'appelle le Swindle parce qu'il est conçu pour escroquer les lecteurs, pour leur enlever leurs libertés traditionnelles.
Il y a par exemple la liberté de posséder un livre ; Amazon dit que les utilisateurs n'en ont pas la possibilité. Ils peuvent seulement obtenir une licence pour lire le livre sous les conditions choisies par Amazon. Puis il y a la liberté d'acquérir un livre anonymement ; avec le Swindle, c'est pratiquement impossible pour la plupart des ouvrages célèbres.
Ils ne sont disponibles que chez Amazon, et Amazon oblige les utilisateurs à s'identifier car aucun moyen n'est prévu pour payer anonymement en espèces, comme vous pourriez le faire quand vous achetez un livre imprimé. En conséquence de quoi Amazon entretient une base de données contenant tous les livres que chaque utilisateur a lus depuis l'origine. Cette base de données est une menace pour les droits de l'homme. Ensuite il y a la liberté de donner le livre à quelqu'un d'autre, peut-être après l'avoir lu, la liberté de le prêter aux gens comme vous voulez et la liberté de vendre le livre à un bouquiniste.
Amazon élimine ces libertés, en partie à l'aide de menottes numériques (fonctionnalités malveillantes du logiciel conçues pour empêcher les utilisateurs de faire tout ça) et en partie en disant que les utilisateurs ne peuvent pas posséder de livre. Amazon leur fait en effet signer un contrat disant qu'ils ne donneront pas, ne prêteront pas et ne vendront pas le livre. Et puis il y a la liberté de garder le livre aussi longtemps que vous voulez.
- Le conte a pris un tournant orwellien…
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Oui, parce qu'ils ont effacé des milliers de copies de « 1984 ». C'était en 2009. ces copies étaient licites jusqu'au jour où Amazon a décidé de les effacer. Après cela, il y a eu de nombreuses critiques, alors Amazon a promis de ne plus jamais le faire à moins d'en recevoir l'ordre de l'État. Je ne trouve pas cela réconfortant.
N'importe laquelle de ces caractéristiques fait du Swindle un moyen scandaleux d'attaquer nos libertés, quelque chose que nous devons refuser d'utiliser. Je ne connais pas tous les détails des produits concurrents, mais tous partagent au moins quelques-unes de ces caractéristiques inacceptables – à l'exception de certains dans lesquels on peut installer des livres codés dans des formats non secrets, documentés.
Il serait peut-être possible d'en acheter quelques-uns en espèces quelque part, si l'auteur en vendait des copies. Mais le problème, c'est que d'une manière générale il n'y a pas moyen de payer des livres numériques en espèces, ni de conserver l'anonymat du fait qu'il n'existe pas de système de paiement anonyme sur Internet.
Bitcoin peut servir à ça, mais c'est un peu théorique parce que sa valeur fluctue. Je ne pense pas que ce soit encore un système de paiement numérique pratique et anonyme.
D'ailleurs ce n'est pas anonyme par nature. On peut payer anonymement avec Bitcoin, mais cela demande des efforts supplémentaires. Je ne me rappelle pas les détails, mais c'était assez compliqué pour me dissuader de le faire. Je vais simplement continuer à ne pas acheter en ligne.
- Il y a un autre aspect à l'utilisation de logiciel non libre : en plus du reste, vous êtes un mauvais voisin.
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Quand on vous fait promettre de ne pas partager avec les autres, qu'est-ce que cela signifie ? On vous demande de trahir votre communauté. Qu'est-ce que c'est que votre communauté ? C'est les gens que vous connaissez, les gens avec qui vous coopérez habituellement. Ces licences de logiciel vous invitent à trahir les gens avec lesquels vous coopérez normalement.
- Les gens utilisent indifféremment les termes « libre » et « open source », mais ce sont des choses différentes.
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Le terme « open source » a été inventé en 1998 par des gens de la communauté du logiciel libre. Rappelez-vous que j'ai initié le mouvement du logiciel libre en 1983. En 1998 nous avions déjà accompli un travail considérable. Il y avait beaucoup de gens qui écrivaient des logiciels libres et beaucoup de gens qui les utilisaient.
Mais ils n'étaient pas tous d'accord avec la philosophie du mouvement du logiciel libre. Beaucoup d'entre eux, bien qu'appréciant de l'utiliser et de le développer, considéraient notre philosophie comme trop radicale, choquante. Ils ont inventé un terme différent pour éviter de faire référence à notre philosophie et de présenter la question en termes d'opposition entre la justice et l'injustice.
Voilà donc la raison du terme « open source ». Il s'agit de parler à peu de chose près de la même catégorie de logiciel, mais sans en faire une question éthique. Ils ne disent pas que si un programme n'est pas open source c'est une injustice à laquelle vous devez essayer d'échapper.
- Vous avez dit par le passé que « l'agenda du mouvement du logiciel libre a été subverti et même presque perdu ». Est-ce que vous faites allusion à des cas comme celui d'Android (le système d'exploitation pour téléphone mobile) ?
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Android n'est qu'un exemple de la tendance générale qu'ont la plupart des gens de la communauté à ne pas penser en termes de liberté et de justice. L'« open source » y est pour beaucoup, là encore.
Et puis, parmi toutes les distributions du système d'exploitation GNU/Linux – il y en a plus de 1000 différentes – on en voit à peu près 10 qui sont entièrement libres, que leurs développeurs gardent libres par principe, et le reste, soit un millier environ, qui incluent des logiciels non libres ou dirigent l'utilisateur vers du logiciel non libre, ce qui en un instant octroie de la légitimité à ce dernier et rejette totalement la philosophie du mouvement du logiciel libre.
Et ces distributions parlent d'une voix très forte. C'est en se basant sur elles et sur des personnes qui les apprécient que la plupart des nouveaux arrivants se font une idée de ce que tout ça signifie. En gros, seule une fraction minoritaire de la communauté du logiciel libre considère le logiciel non libre comme une injustice intolérable. Et naturellement, le point de vue majoritaire se propage.
Strictement parlant, Android est du logiciel libre, mais il n'est pas complet : pour faire effectivement fonctionner un téléphone, on a besoin d'autres logiciels qui ne sont pas libres. Chaque téléphone Android a aussi besoin d'un logiciel non libre particulier.
De plus, un grand nombre de ces derniers sont des « produits tyranniques » qui ne permettent pas aux utilisateurs de remplacer le système. En fin de compte, les programmes exécutables qui sont à l'intérieur sont peut-être faits à partir de code source libre, mais si l'utilisateur ne peut pas les remplacer, alors ils ne sont pas libres.
- En dépit de ce que vous avez accompli techniquement en programmation, un de vos hacks les plus remarquables a été la conception de la GNU GPL, une licence déterminante qui en a influencé beaucoup d'autres.
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Hum, il vaudrait mieux dire que la plupart des autres licences libres ont été écrites en réaction aux idées de la GNU GPL.
Vous voyez, la GNU GPL est une licence à copyleft. Chaque licence de logiciel libre, par définition, doit vous donner les quatre libertés. La seule manière d'obtenir ces libertés est que l'œuvre soit publiée sous une licence qui vous les donne.
De nos jours, la loi sur le copyright a été rendue trop restrictive, tout est sous copyright par défaut. Par conséquent la seule façon de rendre libre un programme est que les détenteurs du copyright y associent une déclaration formelle donnant les quatre libertés. Cette déclaration formelle est ce que nous appelons une « licence de logiciel libre ».
Il y a de nombreuses manières de faire cela. Dans le cas du copyleft, il y a une clause qui s'applique aux libertés deux et trois (rappelez-vous que ce sont les libertés de distribuer des copies exactes et des copies de vos versions modifiées). La clause de copyleft dit que si vous distribuez des copies, vous devez le faire en accordant les mêmes libertés à la personne suivante.
Ainsi les gens qui reçoivent des copies de vous, qu'elles soient modifiées ou non, doivent recevoir les quatre mêmes libertés. Si, pour effectuer ces modifications, vous mettez une partie de ce code dans un autre programme avec un autre code, les clauses de la licence disent que l'ensemble de ce programme doit donner aux gens les quatre libertés. Donc, vous ne pouvez pas instrumentaliser les quelques modifications que vous avez apportées au code pour le convertir en logiciel privateur. Si vous voulez utiliser une partie quelconque de ce code dans votre programme, vous devez rendre libre l'ensemble du programme.
J'ai fait cela, car je me suis rendu compte qu'il y avait un choix à faire : ou bien les gens seraient en mesure de convertir mon code en logiciel non libre et de l'utiliser pour mettre les autres sous leur coupe, peut-être en y apportant des modifications, ou bien je les empêcherais de faire ça.
J'ai réalisé que si je ne les arrêtais pas, alors mon code serait converti en logiciel non libre, les utilisateurs obtiendraient mon code sans la liberté, et ce serait un échec ; cela irait à l'encontre de l'objectif même qui m'avait fait écrire ce code, à savoir créer un système qu'ils pourraient utiliser en toute liberté.
J'ai donc inventé un moyen d'empêcher ça, et ce moyen est le copyleft.
- Comment ces idées de copyleft se traduisent-elles dans le monde d'aujourd'hui, le monde des services web et de ce qu'on appelle « l'informatique en nuage » ?
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Ces notions s'appliquent à un programme, qui est une œuvre dont vous pouvez avoir une copie ; mais un service n'est pas une chose dont vous pouvez obtenir une copie, et par conséquent ces questions ne le concernent pas.
Cependant, pour vos propres tâches informatiques, il ne faut pas que vous utilisiez de service web, parce qu'alors vous perdriez le contrôle de ces tâches. Si vous faites votre informatique sur le serveur de quelqu'un d'autre, c'est lui qui en a le contrôle, pas vous.
Aussi la question générale du contrôle que l'utilisateur doit avoir de son informatique s'applique-t-elle bien aux services web, mais de manière différente.
- En dépit de ses avantages pratiques, il n'y a pas encore de migration en masse vers le logiciel libre dans le secteur public.
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Les développeurs de logiciel privateur ont beaucoup d'argent. Ils l'utilisent pour acheter les gouvernements. Ils ont deux moyens d'utiliser cet argent pour les influencer.
L'un des moyens est de soudoyer certains fonctionnaires. C'est normalement illégal, mais dans beaucoup de pays ils peuvent le faire tout de même.
L'autre moyen est de soudoyer l'État lui-même, ou quelque autre juridiction. Ce n'est pas illégal, mais c'est de la corruption d'un niveau équivalent.
- En dépit d'une situation financière épouvantable, il n'y pas de politique nationale en Grèce concernant l'utilisation de logiciel libre dans le secteur public.
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Je ne veux pas me concentrer sur la problématique étroite des économies possibles, parce que c'est une raison secondaire. La vraie raison pour laquelle le gouvernement grec, ou n'importe quel autre, doit exiger l'utilisation de logiciel libre est d'avoir le contrôle de son informatique, autrement dit de conserver sa souveraineté en matière de calcul et de traitement de l'information. Et cela vaut de dépenser un peu d'argent.
- Parlons un peu du rôle que devrait avoir le logiciel libre dans l'éducation. Il y a eu pas mal de débats récemment.
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Les écoles doivent enseigner exclusivement le logiciel libre parce qu'elles ont une mission sociale : éduquer les bons citoyens d'une société forte, capable, indépendante, solidaire et libre. Dans le domaine de l'informatique, cela veut dire apprendre aux gens à utiliser le logiciel libre avec compétence.
Enseigner le logiciel privateur revient à inculquer la dépendance. Pourquoi pensez-vous que de nombreux éditeurs de logiciel distribuent des exemplaires gratuits de leurs programmes non libres aux écoles ? Parce qu'ils veulent que les écoles propagent cette dépendance. C'est contraire à la mission sociale des écoles, elles ne doivent pas le faire.
C'est comme de donner aux élèves ou aux étudiants des drogues addictives. Les fabricants de ces drogues aimeraient beaucoup que les écoles fassent cela, mais il en va de la responsabilité de l'école de refuser même si les drogues sont gratuites. Toutefois il y a aussi une raison plus profonde : favoriser l'éducation et la citoyenneté.
Les écoles sont censées enseigner non seulement les faits et les techniques, mais aussi l'esprit de bonne volonté, l'habitude d'aider les autres. Chaque classe doit avoir cette règle : « Étudiants, si vous apportez un logiciel en classe, vous n'avez pas la permission de le garder pour vous. Vous devez en donner des copies au reste de la classe, y compris le code source, pour le cas où quelqu'un ici voudrait apprendre quelque chose sur ce logiciel. Cela veut dire qu'il est interdit d'apporter du logiciel non libre en classe. » Pour donner le bon exemple, l'école doit suivre sa propre règle : elle ne doit fournir à la classe que du logiciel libre et doit en donner des copies à chacun.
Il y a une autre raison : c'est dans l'intérêt de l'enseignement, plus particulièrement la formation de programmeurs de haut niveau. Pour que des programmeurs-nés deviennent de bons programmeurs, ils ont besoin de lire beaucoup de code et d'écrire beaucoup de code. Seul le logiciel libre donne l'occasion de lire le code des grands programmes que les gens utilisent vraiment. Puis on doit écrire beaucoup de code, ce qui veut dire qu'on doit écrire du code dans de grands programmes.
On doit commencer petit. Cela ne veut pas dire écrire de petits programmes, car les difficultés des grands programmes, on n'en voit même pas l'amorce dans les petits programmes. Donc la manière de commencer petit est d'écrire de petites modifications dans de grands programmes existants. Seul le logiciel libre en donne l'occasion.
Ainsi, pour différentes raisons, donner un enseignement bon et éthique veut dire enseigner avec le logiciel libre et uniquement le logiciel libre. On entend trop souvent : « Donnons aux enfants Windows et le système GNU/Linux pour qu'ils puissent apprendre les deux. » C'est comme de dire : « Au déjeuner, donnons aux enfants un peu de whisky ou d'ouzo en plus de l'eau, pour qu'ils se familiarisent avec les deux. »
L'école est censée enseigner les bonnes habitudes, pas l'addiction, pas la dépendance. Microsoft sait que si les ordinateurs sont fournis avec Windows et GNU+Linux, la plupart des enfants, voyant leur famille utiliser Windows, vont surtout utiliser Windows.
Il nous faut changer cela, c'est une mauvaise habitude de la société, c'est de la dépendance. L'école doit mettre fin activement à cette dépendance. Elle doit remettre la société sur un chemin où les gens ont la liberté.
Mais rappelez-vous, le problème que nous voulons corriger dépasse Microsoft. Apple est pire, en fait, que Microsoft, et semble avoir un succès très décevant dans le domaine des appareils mobiles avec les iTrucs.
Et rappelez-vous que les iTrucs ont été pionniers dans une pratique tyrannique que Microsoft n'a essayée que par la suite : celle de concevoir des produits comme des prisons, de sorte que les utilisateurs ne puissent même pas choisir librement quelles applications installer. Ils peuvent seulement installer les applications approuvées par le dictateur.
Et ce qui est horrible, c'est que Steve Jobs, ce génie du mal, a trouvé moyen d'inciter beaucoup de gens à réclamer à cor et à cri la prison de ces produits. Il a fabriqué des prisons et les a rendues si attractives que les gens veulent être enfermés.
Il y a eu un battage énorme de l'industrie des relations publiques pour le faire paraître bon, et Apple a fait de gros efforts pour tirer bénéfice de sa mort. Naturellement, les relations publiques d'Apple avaient fonctionné également de son vivant, et il semble y avoir un tas de gens dans les journaux et les magazines qui veulent détourner l'attention du public de ces questions de liberté.
- À propos d'éducation, quand vous faisiez partie du labo d'IA du MIT, vous faisiez partie d'une communauté. Elle s'est par la suite désintégrée et vous avez été le seul à aller à contre-courant, à ne pas aller travailler pour un gros éditeur de logiciel privateur. Qu'est-ce qui vous a donné la force de combattre, seul, comme un partisan dans les montagnes ?
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J'étais déjà seul. La communauté dont je faisais partie s'était déjà scindée de manière assez conflictuelle. Donc j'étais vraiment seul, quoi que je fasse par la suite.
Mais par ailleurs la révulsion qui envahissait mon esprit à l'idée d'utiliser et de développer du logiciel privateur rendait les choses encore pires. Je n'avais aucune alternative qui aurait fait de ma vie quelque chose dont je n'aurais pas eu honte et dégoût.
- Quels traits de votre éducation et de vos études reconnaissez-vous comme ayant eu une influence majeure sur vos croyances ?
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Je ne sais pas. J'imagine que les idées du logiciel libre ont été formulées dans la communauté qui m'entourait au MIT, parce que nous les mettions en pratique et qu'ils le faisaient avant mon arrivée.
Mais pour moi, ce qui faisait la différence, c'est que les autres aimaient travailler avec le logiciel libre, mais ne refusaient pas de travailler avec du logiciel non libre quand pour une raison quelconque c'était plus pratique ou que ça répondait à d'autres objectifs, comme de favoriser le succès du logiciel.
Alors que pour moi, c'était cela [le fait qu'il soit non libre] qui faisait la différence entre un bon et un mauvais logiciel, il était inutile de se le cacher. Mais cela m'a pris des années pour formuler ces idées, pas loin de dix ans. Au milieu des années 70, et même à la fin, je n'étais pas encore arrivé à la conclusion que le logiciel non libre était tout simplement injuste.
- Vous vous êtes décrit comme un pessimiste, je ne vais donc pas vous demander de regarder dans votre boule de cristal…
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Je ne verrais rien de toute façon. L'avenir dépend de vous. Si je pouvais vous dire ce qui va arriver, alors ce serait futile de votre part d'essayer de le changer.
- Quels sont les projets ou les mouvements sociaux dont l'émergence vous passionne ?
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En ce moment il n'y a pas de projet logiciel en cours qui m'excite particulièrement, mais j'essaie de convaincre quelqu'un de travailler sur un logiciel particulier, assez spécialisé, qui est la dernière chose dont nous ayons besoin pour rendre possible l'utilisation des accélérateurs vidéo d'ATI dans le monde du libre.
Pour ce qui est des mouvements sociaux, je me passionne vraiment pour le mouvement Occupy, pour l'opposition à l'austérité en Grèce et en Espagne, pour les mouvements contre l'évasion fiscale des grandes entreprises, et d'une manière générale cela me passionne de voir de plus en plus de monde combattre la domination de la société par quelques riches.
[*] Theodoros Papatheodorou <[email protected]> est docteur en informatique et enseigne à l'École des beaux-arts d'Athènes.