Nouveaux développements dans la pratique des brevets : évaluer les risques et les coûts d'un portefeuille de licences et des hold-ups dont il fait l'objet
par Daniel B. RavicherCeci est la transcription d'une présentation donnée par Daniel B. Ravicher en tant que directeur exécutif de la Public Patent Foundation (Fondation publique pour les brevets) le mercredi 10 novembre 2004, à une conférence organisée par la Foundation for a Free Information Infrastructure (Fondation pour une Infrastructure d'Information Libre) à Bruxelles (Belgique). La transcription a été faite par Ændrew Rininsland.
Le projet GNU est d'accord avec le principe que les brevets sur les idées informatiques sont à proscrire, mais rejette le présupposé que les programmes non libres seraient des concurrents moralement légitimes.
Merci. Je pense, en ce qui me concerne, que ces deux journées de conférences reviennent en fait à une question, que tout le débat se résume à une seule question : « Comment voulons-nous déterminer la réussite dans l'industrie du logiciel ? »
Ou, autrement dit, qui préférons-nous pour déterminer ceux qui réussissent et ceux qui échouent dans l'industrie du logiciel ? Parce qu'il y a diverses personnes qui peuvent prendre cette décision. Nous pouvons faire prendre la décision de qui réussit et qui échoue par des bureaucrates, ou nous pouvons laisser les consommateurs prendre cette décision, de qui réussit et qui échoue. Si nous voulons qu'un logiciel réussisse parce que nous voulons qu'il ait du succès sur la base de ses mérites et soit le meilleur logiciel que le public puisse avoir, nous voulons très probablement un système qui laisse aux consommateurs et aux utilisateurs le soin de décider quels logiciels choisir – pas aux bureaucrates.
Alors, quel est le rapport avec les brevets ? Plus vous faites un système de brevets étendu, plus vous permettez au système de brevets d'avoir un impact sur le logiciel et plus vous permettez que la réussite dans l'industrie du logiciel soit déterminée par des bureaucrates se basant sur les brevets, ceux-là même qui peuvent tirer profit de la bureaucratie qui accorde les brevets et résout les contestations qui les concernent. C'est une concurrence bureaucratique qui n'est pas basée sur la décision des consommateurs. Elle diminue la probabilité que les mérites soient déterminants dans le succès de tel ou tel logiciel.
Nous devons reconnaître que même sans brevets logiciels, les grands développeurs ont des avantages intrinsèques sur les petits développeurs. Les grands développeurs ont les ressources, les grands développeurs ont les relations, les grands développeurs ont les canaux de distribution, les grands développeurs ont la marque. Alors, même sans brevets logiciels, les grands développeurs ont toujours un avantage ; ils ont un avantage au départ. Alors, la question qui me vient, c'est : « Si nous avons des brevets logiciels, est-ce que cela augmente l'avantage des grands développeurs ou est-ce que cela le diminue ? » Parce que le système de brevets pourrait bénéficier aux petits développeurs et donc pourrait éroder certains des avantages qu'ont naturellement les grandes sociétés.
Je pense qu'on a déjà fait le tour de cette question. Nous savons que les petits développeurs ne profitent pas d'un système de brevets. En fait, un système de brevets leur nuit. Ainsi, étendre un système de brevets pour l'appliquer au développement logiciel ne fait qu'augmenter les désavantages que les petits développeurs ont déjà dans la concurrence. Et on en revient toujours à ça : qui voulons-nous pour décider de la réussite des développeurs de logiciel ? Voulons-nous que ce soient les consommateurs, en se basant sur les mérites, la fonctionnalité et le prix, ou des bureaucrates, en se basant sur les sociétés à qui les brevets sont accordés et sur les gagnants dans les affaires de violation de brevets ?
L'autre chose que nous devons reconnaître est que le système de brevets a une préférence pour les utilisateurs de certains types de logiciels. Un système de brevets comme celui que nous avons aux États-Unis bénéficie à ceux qui sont sous un régime de distribution de logiciel qui leur permet de faire payer des royalties. C'est parce que tous les logiciels doivent faire face au risque de violation de brevets. Les brevets ne font pas la distinction entre open source ou logiciels sous licence libre, et logiciels privateurs1 : un brevet couvre une certaine technologie, il ne se soucie pas de la façon dont le logiciel est distribué. Mais les logiciels privateurs sont sous licence payante et donc le coût de ce risque peut être transmis aux consommateurs sans qu'ils s'en rendent compte. Ils ne le voient pas, c'est inclus dans le prix du logiciel qu'ils achètent, et si vous demandiez à un consommateur s'il s'est assuré contre des poursuites pour violation de brevets, il dirait qu'il ne pense pas l'avoir fait. Mais en fait, il l'a fait, parce que si quelqu'un poursuit un utilisateur de logiciel provenant de Microsoft, Microsoft a inclus dans le prix de la licence les frais de procédure pour le défendre. En revanche, si vous avez un logiciel distribué sans royalties tel que l'open source ou le logiciel libre, vous ne pouvez pas inclure le coût de ce risque, qui ainsi devient plus transparent. Et ceci incite les consommateurs ou les utilisateurs à penser que l'open source est en plus mauvaise position que le logiciel privateur alors qu'en réalité il ne l'est pas. C'est juste parce que le mode de distribution de l'open source ne permet pas à quelqu'un d'incorporer furtivement le coût de ce risque pour le rendre opaque plutôt que transparent. Ainsi, non seulement le système de brevets préfère les grands développeurs aux petits développeurs, mais il préfère également les utilisateurs de logiciels privateurs aux utilisateurs de logiciels open source.
Si nous revenons à la question initiale qui, je pense, est la question fondamentale, comment voulons-nous que le succès dans le marché du logiciel soit déterminé ? Voulons-nous qu'il soit déterminé par ce type de facteurs, ou voulons-nous qu'il soit déterminé par l'obtention du meilleur logiciel au meilleur prix ?
Avant cela, je pense qu'il est important d'admettre le point de vue que les gens auront de l'autre côté, qui est : est-ce qu'un système de brevets moins onéreux (ou « moins bénéfique » comme ils diraient – je dis moins onéreux) nuira à leurs affaires, parce que les gens pourraient les copier ? Eh bien, les grandes entreprises ne s'inquiètent pas d'être copiées. Elles ne s'en inquiètent vraiment pas. Du moins pas par d'autres grandes entreprises, c'est pourquoi elles font des licences croisées tout le temps. Si une grande entreprise ne voulait vraiment pas que ses logiciels soient copiés, pourquoi ferait-elle des concessions de son portefeuille de licences à toutes les autres grandes entreprises du monde, puisque ça ne peut pas les empêcher de copier une fois que cet accord est conclu ? Donc cet argument selon lequel « Mais si, cela nous préoccupe qu'on copie nos logiciels »… Les personnes les plus susceptibles de copier vos logiciels sont d'autres grandes entreprises, parce qu'elles ont les ressources, la capacité, les canaux de distribution, la marque et les relations. Pourquoi les laissez-vous les copier ? Ça ne doit pas vous préoccuper tant que ça.
La question est donc : un système de brevets a-t-il un effet net bénéfique ou un effet net néfaste sur le développement logiciel ? Nous avons déjà vu, je pense, que son seul effet est de diminuer la capacité de l'open source ou du logiciel sous licence gratuite à concurrencer le logiciel privateur. Au final, vous devez vous demander : est-ce que moins de concurrence est bénéfique pour l'industrie du logiciel ? Je ne sais pas ce que les Européens en pensent, je pense que les Européens sont clairement pour la concurrence, et je sais que nous de l'autre côté de l'Atlantique sommes clairement pour la concurrence aussi, et donc la réponse n'est jamais que moins de concurrence soit meilleure pour les consommateurs. Je pense qu'il faut être extrêmement clair ; si nous avions deux secondes dans un ascenseur pour vendre cette idée à quelqu'un, les brevets logiciels ont un effet net négatif sur la concurrence dans l'industrie du logiciel. C'est vrai, ils peuvent à certains égards augmenter la concurrence, mais l'effet net est anticoncurrentiel. Et c'est ce qui se passe quand on met la capacité à décider de la réussite dans l'industrie du logiciel entre les mains de l'office des brevets ou des tribunaux. Si vous avez besoin d'exemples, si les gens pensent que c'est juste de la rhétorique ou juste votre avis personnel, citez l'exemple des États-Unis. Microsoft est une entreprise de logiciel couronnée de succès, je ne pense pas que quiconque remettrait cela en question. Ils ne se sont jamais retrouvés à poursuivre quelqu'un pour violation de brevet. Donc ils prétendent qu'ils ont besoin de brevets, cependant ils n'ont jamais eu à s'en servir. Ils font des licences croisées et c'est là que nous nous demandons : « Si cela vous préoccupe que des gens copient, alors pourquoi faire des licences croisées avec eux ? »
Ce qui nous amène au dernier point : à qui d'autre un système de brevets bénéficie-t-il ? S'il bénéficie aux grands développeurs plutôt qu'aux petits développeurs, y en a-t-il d'autres ? Un système de brevets bénéficie aux non-développeurs. Voulons-nous vraiment un système bureaucratique qui aide des gens qui n'apportent rien à la société ? Ce que j'entends par non-développeurs, ce sont les trolls, dont tout le monde ici est familier ; des gens qui obtiennent un brevet, soit en en faisant la demande, soit en l'acquérant avec un certain achat de valeurs, et puis qui l'utilisent pour taxer d'autres développeurs, d'autres distributeurs d'un produit.
Voulons-nous vraiment d'un système qui encourage les gens à ne pas ajouter de produits ni de services sur le marché mais à simplement amoindrir les bénéfices et les possibilités de ceux qui le font ?