Déclaration de la FSF en réponse à la proposition de jugement définitif révisé dans le procès Microsoft contre les États-Unis
Le 28 janvier 2002
Renata B. HesseAntitrust Division
U.S. Department of Justice
601 D Street NW
Suite 1200
Washington, DC 20530-0001
Chère Mme Hesse,
Je suis professeur de droit à la Columbia University Law School de New York et Avocat conseil général (pro bono publico) de la Free Software Foundation, un organisme à but non lucratif § 501(c)(3) selon les lois du Commonwealth du Massachusetts, dont le siège est à Boston. Je fais cette déclaration selon les dispositions du 15 U.S.C. § 16(d) concernant la proposition de jugement définitif révisé (nommé ci-après le « règlement judiciaire ») de United States v. Microsoft Corp.
Les mesures de réparation proposées dans le règlement judiciaire sont, dans leurs grandes lignes, raisonnables et de nature à faire cesser l'infraction prouvée par les États-Unis au procès. Le but de telles mesures est d'exiger du défendeur qu'il aide véritablement à rétablir la concurrence dans le marché pour lequel il a été démontré qu'il avait maintenu illégalement un monopole en violation du 15 U.S.C. § 2. Les mesures de réparation incluses dans le règlement judiciaire atteindraient substantiellement ce but en poursuivant de façon appropriée l'action judiciaire dans l'intérêt public menée par le gouvernement, si le règlement judiciaire était amendé pour rectifier certains détails uniquement favorables à l'objectif du défendeur de continuer son monopole illégal.
Le défendeur – pour rendre possible la poursuite inchangée de son monopole illégal – a astucieusement rédigé certaines clauses du règlement judiciaire de manière à entraver la concurrence potentielle, en donnant l'impression de véritablement aider à corriger son erreur, mais de fait en favorisant de façon voilée sa poursuite.
La Cour de district a prouvé que le défendeur avait illégalement maintenu un monopole sur le marché des systèmes d'exploitation pour PC compatibles Intel (Constatation des faits, 19 novembre 1999, ¶ 19). Le mécanisme de ce monopole, ainsi que l'a trouvé la Cour, était la tentative d'établir un contrôle exclusif des « interfaces de programmation » (API) auxquelles les développeurs d'applications ont recours pour les services de systèmes d'exploitation, de manière à empêcher la possibilité de développement « multiplateforme » menaçant le monopole sur les systèmes d'exploitation du défendeur (Constatation des faits, ¶ 80 et suivants).
Le règlement judiciaire stipule en conséquence une clause appropriée pour obliger Microsoft à donner un accès complet à toutes les informations techniques sans restriction au sujet de ses API en des termes non discriminatoires, afin d'empêcher que se reproduise la conduite initiale du défendeur d'ériger des barrières artificielles et illégales à l'entrée dans le marché monopolisé.
Mais les termes précis du règlement judiciaire créent une série d'échappatoires astucieuses qui vicient l'intention initiale.
La section III(D) stipule que :
À compter de la publication du Service Pack 1 de Windows XP, ou bien douze mois après la soumission de ce jugement définitif à la Cour (selon la date la plus proche), Microsoft devra divulguer aux fournisseurs de services Internet (ISV), aux fournisseurs de matériel indépendants (IHV), aux FAI, aux fournisseurs de contenu indépendants (ICP) et aux assembleurs (OEM), dans le seul but d'interopérer avec un composant du système d'exploitation Windows, via le Microsoft Developer Network (MSDN) ou tout mécanisme similaire, les API utilisées par les logiciels de couches intermédiaires [middleware] de Microsoft pour interopérer avec un composant du système d'exploitation Windows, ainsi que les documentations associées.
La condition de « seul but » signifie que le défendeur n'a pas à rendre disponibles de telles informations sur les API aux développeurs dont le but est faire des systèmes d'exploitation concurrents pour PC compatibles Intel. Seuls ceux qui font des programmes pour interopérer avec les composants des systèmes d'exploitation Windows peuvent recevoir de telles informations. D'après le § III(I)(3), un développeur d'applications qui a reçu des informations sous licence concernant des API du défendeur pourrait se voir interdire de partager ces informations avec un concurrent dans le domaine des systèmes d'exploitation PC compatibles Intel, dans le but d'interopérer avec ce produit concurrent. D'après le § III(I)(2), si un concurrent potentiel sur le marché des systèmes d'exploitation PC compatibles Intel fait également des applications, il peut même lui être interdit d'utiliser les informations sous licence qu'il a reçues dans le but d'interfacer ces applications avec les produits du défendeur, pour également interopérer avec son propre système d'exploitation concurrent. Que vaudrait une clause obligeant le défendeur à partager des informations avec ses concurrents potentiels dans le marché monopolisé si elle devenait, après de soigneuses manipulations du défendeur, une clause de partage des informations « uniquement » avec des personnes autres que ses concurrents sur le marché monopolisé. Le même langage a été inséré dans le § III(E), pervertissant ainsi de manière similaire l'intention du règlement judiciaire au regard des protocoles de communications.
Le défendeur ne s'est pas seulement engagé dans cette entreprise avec l'intention d'exclure ses futurs concurrents potentiels du marché monopolisé. En dépit des preuves, longtemps après que son mépris total des lois antitrust ait été démontré, le défendeur essaie dans le jugement même qui lui est adressé d'exclure du marché son plus vigoureux concurrent.
Le concurrent le plus significatif du défendeur sur le marché des systèmes d'exploitation PC compatibles Intel est l'ensemble des « logiciels libres », libres au sens de la liberté, pas nécessairement du prix : des milliers de programmes écrits de manière collaborative par des particuliers ou des organisations de par le monde et rendus disponibles sous des termes de licence qui autorisent quiconque à utiliser, copier, modifier et redistribuer tout le code du programme. Ces logiciels libres, dont la plupart sont sous la licence publique générale (la GPL) de la Free Software Foundation représente à la fois un système d'exploitation, connu sous le nom de GNU, et un énorme ensemble de programmes qui fonctionnent sur presque toutes les architectures d'ordinateurs numériques, y compris les PC compatibles Intel. Et grâce à l'un de ces logiciels libres, un « noyau » de système d'exploitation appelé Linux, écrit par des milliers de particuliers et distribué sous les termes de la GPL, le système d'exploitation GNU peut fonctionner sur les PC compatibles Intel, et en combinant Linux avec d'autres logiciels libres, GNU peut réaliser toutes les fonctions réalisées par Windows. Des logiciels de couches intermédiaires non Microsoft peuvent fonctionner sur des PC compatibles Intel équipés des composants de GNU et de Linux. Des PC compatibles Intel ainsi équipés représentent plus de 30% de la base de serveurs installée aux États-Unis selon des observateurs indépendants de cette industrie.
La Cour de district n'a trouvé « aucun signe que le modèle de développement open source de Linux, en soi, libère ce système d'exploitation du cycle de préférences du consommateur et d'incitations aux développeurs qui, alimenté par l'énorme réservoir d'applications de Windows, empêche les systèmes d'exploitation non Microsoft de lui faire concurrence. » (Constatation des faits, 5 novembre 1999, ¶ 50 – se référant, confusément, à la combinaison de GNU, Linux et d'autres programmes sous le seul terme « Linux »). La Cour de district a correctement conclu qu'afin que la concurrence soit effective avec le défendeur dans le marché des systèmes d'exploitation de bureau pour les PC compatibles Intel, les systèmes équipés de systèmes d'exploitation libres doivent être capables d'interopérer avec l'« énorme réservoir » d'applications de Windows.
Il n'y a pas de barrière inhérente à une telle interopérabilité, seulement une barrière artificielle érigée illégalement par le défendeur. Si le défendeur était contraint de donner les informations concernant ses API aux développeurs de logiciels libres, GNU, Linux, le système de fenêtrage X, l'émulateur Windows WINE et d'autres logiciels libres appropriés pourraient interopérer directement avec toutes les applications qui ont été développées pour Windows. N'importe qui pourrait faire fonctionner des applications Windows achetées chez n'importe quel développeur sur un PC compatible Intel équipé du système d'exploitation libre concurrent. Et puisque, comme l'a démontré la Cour de district, la structure de coûts des logiciels libres est très inférieure à celle du défendeur, le système d'exploitation libre concurrent est et continuerait à être disponible à des prix symboliques (Constatation des faits, 5 novembre 1999, ¶ 50).
Ce serait une forme de concurrence trop efficace, du point de vue du défendeur. Pour cette raison, le défendeur a inclus dans le règlement judiciaire les termes qui excluent de l'accès à la documentation des API précisément ceux à qui elle se serait le plus logiquement adressée : les concurrents potentiels cherchant à accéder au marché monopolisé. Si le règlement judiciaire était mis en application selon son intention première, le résultat serait une concurrence immédiate et vigoureuse entre le défendeur et les parties contre lesquelles, ainsi que l'a démontré la Cour de district, le défendeur maintenait illégalement une barrière. Le règlement judiciaire doit être amendé pour lever cette barrière que la formulation actuelle insérée par le défendeur maintient astucieusement. La formulation des § III(D) et § III(E) doit être amendée pour requérir du défendeur de publier les informations opportunes et appropriées sur les API à toutes les parties cherchant à interopérer des programmes, soit avec les systèmes d'exploitation Windows, soit des applications écrites pour interopérer avec les systèmes d'exploitation Windows.
Pour la même raison, la tentative du défendeur de continuer à refuser à la communauté de développement de logiciels libres l'accès à ses API par l'imposition de royalties, dans le § III(I)(1), doit être supprimée. Comme l'a reconnu la Cour de district, le développement de logiciels libres signifie que quiconque dans le monde a accès, sans paiement de royalties ni interdiction de redistribution, au « code source » du logiciel. Toutes les API et autres interfaces sont totalement disponibles, tout le temps, pour quiconque veut interopérer avec les programmes existants. Cela, ainsi que la possibilité de réutiliser le code du programme dans de nouveaux programmes sans paiement de royalties ni de droits de licence, permet l'écriture, par un mélange de bénévoles et de développeurs de projet professionnels, d'un grand nombre de programmes de grande qualité et interopérables, destinés à une distribution libre. En autorisant le défendeur à pratiquer la non-réciprocité en imposant des royalties pour les mêmes informations concernant ses programmes, évinçant ainsi sciemment les développeurs bénévoles, et en interdisant la « sous-licence », interdisant ainsi aux développeurs à but lucratif de chercher l'interopérabilité avec des bénévoles, le règlement judiciaire est ingénieusement perverti en un mécanisme par lequel le défendeur peut continuer à retenir les informations sur ses API afin d'interdire les opérations des concurrents potentiels. Le règlement judiciaire doit être modifié pour que le § III(I)(1) requière la réciprocité, en interdisant l'imposition de royalties aux développeurs qui rendent leurs propres API disponibles sans paiement de royalties ni de droits de licence, et aussi que le § III(I)(3) interdise la limitation sur les sous-licences et requière du défendeur de publier les informations sur les API sous des termes réciproques de ceux que ses concurrents utilisent pour leurs propres API.
Dans une clause supplémentaire, le défendeur a tenté de subvertir l'intention du règlement judiciaire afin d'interdire la concurrence effective d'un système d'exploitation libre compatible Intel. Sous le § III(J)(1), le défendeur peut refuser de dévoiler « des parties des API ou de la documentation, ou des parties ou des couches des protocoles de communications dont la publication compromettrait la sécurité des systèmes anti-piratage, anti-virus, d'attribution de licence de logiciel, de gestion numérique des droits, de chiffrement ou d'authentification, y compris et sans s'y limiter, les clés, les jetons d'autorisation [tokens] ou les critères d'application. » Cette clause est si vague que l'on peut s'attendre à ce que le défendeur avance que toutes les API et tous les protocoles de communications en relation avec la sécurité et les aspects d'authentification du commerce électronique (y compris particulièrement « sans s'y limiter » les clés et les jetons d'autorisation qui sont les briques de base de tout système de commerce électronique) peuvent être gardés secrets. Actuellement, de tels protocoles et API sont publics, ce qui est approprié – ainsi que l'attesteraient des experts en sécurité si, comme elle le devrait, la Cour de district demandait un complément d'information selon le paragraphe 15 U.S.C. § 16(f)(1) – car la sécurité dans le domaine des communications informatiques ne s'obtient pas par l'usage de protocoles secrets mais plutôt par l'utilisation de protocoles scientifiquement référencés et totalement publics, dont la sécurité a été totalement éprouvée dans les communautés de scientifiques et d'ingénieurs. Si cette clause était appliquée telle quelle, le défendeur pourrait mettre en œuvre de nouveaux protocoles privés, étendre ou remplacer les protocoles publics existants de commerce électronique et alors utiliser sa position de monopole pour empêcher les systèmes d'exploitation libres d'utiliser ce standard de fait de l'industrie incorporé dans ses nouveaux protocoles et API non publics. Le défendeur va alors plus loin dans le § III(J)(2), s'accordant à lui-même le droit d'établir les critères de « viabilité commerciale » sans lesquels il peut interdire l'accès aux API. Considérant que sa première concurrence résulte d'une communauté de développement menée par des organisations à but non lucratif et reposant fortement sur des développeurs non commerciaux et bénévoles, on ne peut que conclure que le défendeur cherche encore une fois à montrer l'apparence de la coopération avec la loi, tout en se préparant à duper ses concurrents lésés en les privant de leur juste réparation.
Non seulement la Free Software Foundation est auteur et distributeur de la licence publique générale GNU, et facilite par d'autres moyens la réalisation de logiciels libres par d'autres, mais encore elle crée et distribue ses propres logiciels libres, en particulier le système d'exploitation GNU ; elle vend aussi des compilations de logiciels libres, les siens ou ceux des autres. La Fondation subit un préjudice spécifique par suite des abus invoqués dans la plainte qui ne sont pas réparés dans le règlement judiciaire (et en fait en sont spécifiquement exclus). La Fondation et les autres développeurs de logiciels libres avec lesquels elle agit sont les seuls concurrents significatifs du défendeur sur le marché monopolisé, et l'adoption du règlement judiciaire tel que proposé, avec ces termes si soigneusement choisis par le défendeur pour interdire une concurrence effective, serait une parodie. Nous vous demandons donc instamment d'amender le règlement judiciaire ainsi que nous l'avons décrit.
Très sincèrement vôtre,
Eben Moglen