Notes sur le monde du Libre
par Tom Hull [*]Cette page contient des notes complétant le manifeste « Seul le monde du Libre peut tenir tête à Microsoft ».
Globalement, cette critique reflète une ligne de pensée plus générale, basée sur la réalisation que le manque d'efficacité et les arrière-pensées de nos modes actuels de production entraînent beaucoup de travail inutile pour produire des marchandises et des services dont le mérite n'est pas avéré pour des prix exagérément surestimés, effets qui diminuent notre qualité de vie et la valeur de notre travail. Néanmoins, la proposition que je fais ici n'est pas particulièrement radicale : elle ne conteste pas les principes de la propriété intellectuelle ; elle n'exige pas d'action politique (pas même l'application de la loi antitrust) ; elle peut être initiée par un petit groupe de gens, et dans une certaine mesure ne fait qu'élaborer sur un travail déjà effectué par différentes personnes et différents groupes.
Notes sur chaque paragraphe :
- Les éditeurs de logiciel commercial divisent généralement leur budget en
plusieurs secteurs : développement, fabrication, vente et marketing, service
après vente, administration et services généraux. Les coûts de développement
représentent d'habitude moins de 20% du chiffre d'affaires. Le coût le plus
important, et de loin, est celui de la vente et du marketing. Donc, pour
l'essentiel, le client paie les moyens de persuasion destinés à convaincre
ce même client de payer très cher pour quelque chose qui coûte très peu à
développer et pratiquement rien à reproduire et à livrer.
- Les logiciels les plus coûteux comprennent souvent un service après vente,
qui devrait être imputé au budget vente/marketing tellement la structure de
coût sur laquelle il repose est dispendieuse. Le service devrait être sur un
budget séparé, indépendant du développement. Le logiciel libre est toujours
livré sans service, et les clients qui en ont besoin peuvent obtenir de
l'aide de manière indépendante, puisque le fonctionnement interne du
logiciel est porté à la connaissance de tous.
- L'industrie des médias a des flux de trésorerie comparables, mais travaille
nécessairement dans le cadre des standards techniques de leurs
médias. Consommer leurs produits n'empêche ni ne décourage personne de
consommer les produits concurrents.
- Microsoft aime à étendre son système d'exploitation pour tuer le marché des
modules additionnels, par exemple pour la compression de disque et la
gestion du réseau. L'affirmation de Microsoft qu'IE fait partie du système
d'exploitation est infondée, cela saute aux yeux.
- La domination de Microsoft est due au moins en partie à l'absence de
challenger significatif. Apple et IBM ont utilisé leurs systèmes
d'exploitation pour enfermer leurs clients dans leur matériel, et de toute
manière auraient été rejetés par le reste de l'industrie du PC, qui au moins
avec Microsoft peut accéder au même produit. Les fournisseurs d'Unix se
cantonnent avec ténacité dans des marchés haut de gamme où ils n'ont pas de
concurrent direct, bien que NT vise directement à détruire Unix. Plus
longtemps Microsoft restera sans concurrent sérieux, plus difficile ce sera
de développer une telle concurrence.
- La dernière phrase comporte une légère exagération. Beaucoup de capitalistes
réalisent très bien qu'ils ne seront jamais en position d'exercer la sorte
de pouvoir que possède Microsoft, et par conséquent n'ont pas l'usage de la
mégalomanie qui va avec ce pouvoir.
- Le principal, cependant, c'est que dans les circonstances actuelles aucun
investisseur sain d'esprit ne défiera Microsoft. Dans le cas des autres
industries, les défis à l'entreprise dominante reposent sur la découverte
d'un avantage de coût significatif (par exemple le défi de MCI à AT&T),
mais ces avantages sont pratiquement impossibles avec le logiciel, à moins
d'abandonner toute la marge d'exploitation, position qu'aucun investisseur
ne prendra.
- Les lois antitrust servent plus à protéger les autres entreprises que les
intérêts des consommateurs, bien qu'en général ces derniers tirent un
avantage certain d'une concurrence accrue et plus équilibrée, au moins sur
le long terme. À court terme, les consommateurs profitent peut-être plus
d'une concurrence qui écrase les prix. Netscape, par exemple, qui a acquis
une part de marché prépondérante dans sa niche, ne peut toujours pas
augmenter ses prix à cause de la concurrence de Microsoft, ce qui en quelque
sorte est une aubaine pour les consommateurs.
- Nous parlons beaucoup des avantages de « laisser le marché décider » mais la
majeure partie de l'activité des entreprises a pour but de truquer le
marché. Regardez n'importe quel business plan et sa section clé sera quelque
chose comme « Faire barrage à la concurrence », parce que la concurrence
élimine les profits et que les sociétés prospères sont celles qui évitent la
concurrence, ou du moins sont en mesure de dicter ses conditions.
Le point essentiel ici, c'est qu'un logiciel libre doit être d'une qualité et d'une utilité au moins égales à celles du logiciel commercial auquel il fait concurrence, ce qui veut dire qu'il doit être conçu, développé, testé et pris en charge de manière professionnelle. Par conséquent le logiciel libre doit dépasser largement sa niche actuelle, une activité de loisir pour universitaires, pour en arriver à un point où il sera soutenu par des organisations bien financées et pourra attirer des travailleurs de qualité et subvenir à leurs besoins.
Naturellement Microsoft (et tous les autres éditeurs de logiciel commercial ainsi menacés) feront leur possible pour concurrencer le logiciel libre, et on peut s'attendre à ce qu'ils soient aussi féroces qu'envers leurs autres concurrents. Ils mettront en circulation beaucoup d'arguments expliquant pourquoi le logiciel commercial est meilleur que le logiciel libre. Beaucoup de ces arguments sont des variantes de la fanfaronnade du vendeur prétendant qu'il peut vendre plus de billets de 10 $ à 20 $ pièce qu'un bonimenteur convainquant ne peut en distribuer. On peut contrer ce genre d'argument en faisant la démonstration que le logiciel libre est de qualité et se justifie d'un point de vue économique. Certains arguments sont plus solides : les éditeurs de logiciel commercial ont une avance énorme ; quelques-uns ont convaincu beaucoup d'utilisateurs de faire confiance à leur marque ; le coût réel du logiciel comprend le temps d'apprentissage et d'utilisation, aussi n'y a-t-il pas de logiciel vraiment gratuit ; l'investissement que les utilisateurs et les éditeurs ont placé dans le logiciel commercial peut rendre la migration difficile ; beaucoup de gens continuent à considérer le logiciel commercial comme une bonne affaire, dans un certain sens.
Un point qu'il est nécessaire de reconnaître et de comprendre est que le logiciel libre, publié de manière ouverte sous forme de code source et examiné librement par toute personne qui y a intérêt ou souhaite le faire, mérite une confiance bien plus grande que le logiciel privateur, fermé et secret. J'ai trouvé entre autres que l'installation de Microsoft Internet Explorer est une expérience effrayante : l'ordinateur que je ne contrôle plus du tout, qui se reconfigure tout seul, qui se connecte aux propres sites de Microsoft, qui installe les préférences et les réglages par défaut déterminés par les machinations commerciales de Microsoft.
Quelquefois je me demande si l'objectif sous-jacent de Microsoft n'est pas simplement de faire du monde un havre de paix pour les virus informatiques. Je ne suis pas spécialement paranoïaque, mais comment le savoir ?
De nos jours, les consommateurs sont si souvent (et si efficacement) floués qu'ils ont beaucoup de réticence à payer pour quelque chose qu'ils peuvent se permettre de ne pas payer, donc les éduquer sera une bataille à contre-courant. C'est un problème de théorie des jeux : « Qui dois-je décider à payer pour un développement que je peux obtenir pour rien si je me contente d'attendre que quelqu'un d'autre le finance ? » Mais si chacun attend, personne n'en bénéficiera.
Il y a d'autres moyens de gérer ce niveau de financement, par exemple en mettant des taxes sur le matériel informatique (un peu comme la taxe sur l'essence est utilisée pour construire des routes) ou même sur les logiciels commerciaux (un peu comme la taxe sur les cigarettes sert à la santé publique). Les pays en voie de développement, en particulier, devraient soutenir le développement du logiciel libre car la notion de propriété intellectuelle doit leur apparaître comme un tribut de plus à payer aux riches. Ces approches nécessitent des efforts politiques qui seront sûrement contestés et entravés. J'aurais tendance à démarrer petit, de manière volontaire, pour voir jusqu'où la raison et la politesse nous mèneront.
On doit souligner qu'il y a actuellement une quantité considérable de logiciel libre déjà écrit et disponible, et que de nombreux particuliers et organisations contribuent au développement, à la dissémination et au service du logiciel libre. Ce qui manque est une approche systématique de son financement de son développement, et un système fort et cohérent pour recueillir les commentaires et les directives des utilisateurs.
- J'estime qu'on peut développer du logiciel libre avec des standards de
qualité au moins égaux à ceux du logiciel commercial pour moins de 25% du
coût du logiciel commercial équivalent. Cette estimation est basée sur des
dépenses de R&D normales, augmentées d'une somme généreuse pour les
organisations qui coordonnent le développement et promeuvent l'utilisation
de logiciel libre. Étant donné que ce dernier n'est pas forcé de devenir
obsolète (on peut continuer à l'utiliser tant qu'il est utile, alors que les
produits commerciaux anciens doivent devenir obsolète pour promouvoir la
vente des nouveaux), le coût du logiciel libre va diminuer avec le temps,
fortement sauf dans les cas où de nouveaux besoins se feront jour.
Une bonne partie de ce travail est déjà en cours. Ce qui manque n'est pas tellement les gens, ni même l'organisation, mais plutôt un sens cohérent des impératifs économiques. Jusqu'à présent, le logiciel libre a été animé par les sensibilités politiques et les traditions de liberté de l'université, ce qui l'a conduit dans un ensemble de domaines disparates, dont beaucoup n'ont que très peu d'impact sur les besoins et les usages courants (certains, comme le web, ont eu un impact majeur, et de ce fait ont énormément attiré l'attention du commerce). Cependant, la force qui anime le logiciel libre doit être économique : pourquoi dépensons-nous tant d'argent à faire grandir des empires quand tout ce que nous voulons, ce sont des programmes propres, simples, qui font ce que nous leur demandons ? Et pourquoi les professions du logiciel doivent-elles travailler pour les éditeurs de logiciel commercial quand leurs talents et leur travail sont immédiatement nécessaires aux utilisateurs ?
L'argument que les grandes organisations (le gouvernement, toute organisation qui dépense des sommes considérables en logiciel) devraient financer régulièrement le développement du logiciel libre est fort et bien ciblé. Même si cette organisation n'utilisait jamais de logiciel libre directement, son existence mettrait un frein sur les prix et donnerait un argument commercial de poids dans les négociations avec les fournisseurs de logiciel commercial. C'est un pari gagnant/gagnant : logiciel libre, logiciel moins cher, plus d'options, plus de concurrence.
Il est parfaitement évident que les organisations du logiciel libre doivent viser l'international. Il semble probable que le soutien au logiciel libre viendra essentiellement de l'extérieur des États-Unis, peut-être dans une proportion écrasante.
Cette proposition ne conteste pas les droits des détenteurs de propriété intellectuelle. Dans ce contexte, il devrait être possible d'acheter la technologie elle-même ou une licence d'exploitation suivant les besoins, et les inventeurs devraient envisager la possibilité de vendre leurs inventions au monde du Libre. Que les droits de propriété aient, ou non, la moindre utilité pratique pour encourager l'innovation est un autre débat.
Par ailleurs, cette proposition n'essaie pas de se débarrasser de la motivation du profit dans le développement logiciel. Tel je le vois, la majeure partie du travail sur le logiciel libre serait fait par de petites sociétés soumissionnant à des appels d'offre, vraisemblablement avec l'intention de faire un bénéfice (les sociétés seront probablement petites parce qu'elles n'auront pas besoin de mettre sur pied une organisation importante de vente/marketing, qui est l'avantage principal des grandes sociétés sur les petites ; et aussi parce que les organisations constituant le réseau du logiciel libre devraient travailler à fournir les ressources partagées, telles que le capital et les services, ce qui éviterait aux petites sociétés de devoir aller au-delà de leurs moyens).
Je prévois que le logiciel libre commencera par cibler les logiciels les plus basiques et les plus largement utilisés : il va de fait traire les « vaches à lait » de l'industrie du logiciel commercial, plutôt que tenter d'innover aux marges du développement (bien entendu, les innovateurs qui veulent contribuer seront les bienvenus). Outre le logiciel libre il y aura encore les partagiciels [shareware] et les produits commerciaux, qui dans une certaine mesure feront concurrence au logiciel libre et dans une mesure plus grande ouvriront de nouvelles niches dans lesquelles il n'y a pas encore de logiciel libre. L'industrie du logiciel libre servira de frein aux prix qui pourront être demandés. Elle aidera aussi à diminuer le coût de tout le développement logiciel et pourrait à terme fournir un marché de recyclage aux logiciels commerciaux abandonnés. Le partagiciel peut être un terreau fertile pour le développement logiciel expérimental, avec pour objectif de développer et de populariser de nouveaux produits qui pourront être cédés au marché libre.
Enfin, je crois qu'aucune restriction ne doit être placée sur l'utilisation du logiciel libre : qu'il peut être réempaqueté, vendu, incorporé dans des produits commerciaux. Le logiciel libre réduira les coûts de développement du logiciel commercial, ce qui aidera à rendre ce dernier plus économique, meilleur, plus concurrentiel : que des bonnes choses. L'objectif, après tout, est d'avoir des logiciels meilleurs, plus faciles à utiliser et plus utiles ; la victoire ne se mesure pas au nombre de faillites. Le réflexe de mettre une barrière entre le logiciel libre et le logiciel commercial est voué à l'échec, parce que cela équivaut à isoler le logiciel libre du commerce. Nous vivons dans la jungle du commerce, dont personne ne peut s'abstraire quelle que soit la répugnance qu'elle inspire. Ce qui est proposé ici est d'initier, à petits pas délibérés et raisonnables, la réappropriation partielle de cette jungle pour l'usage et le mieux-être de chacun.
Ceci implique, naturellement, que (d'après la démonologie de Reagan) Microsoft et coll. sont « l'Empire du Mal ». C'est une plaisanterie, bien sûr, mais elle ne serait pas drôle si elle ne comportait pas un soupçon de vérité.
[*] Vous pouvez contacter Tom Hull à <[email protected]>. Il est aussi l'auteur du langage de programmation Ftwalk, un langage de script fait de logiciel libre, disponible pour les systèmes Unix.