DRM dans les livres scolaires électroniques
Quand la réalité imite les récits dystopiques
par Barra O'Cathain [*]
Il semble toujours surréaliste de rencontrer des situations un petit peu trop proches d'une chose qu'on a lue. C'est même pire lorsqu'on réalise que ce qu'on a lu est une dystopie nous alertant sur les dangers que la rapacité des entreprises fait courir aux élèves et étudiants.
En février 1997, le magazine Communications of the ACM a publié « The Right to Read » (Le droit de lire) de Richard M. Stallman, récit édifiant d'un avenir où les éditeurs et le gouvernement se livrent à une répression massive de la prétendue piraterie [1].
Dans « Le droit de lire », une étudiante de licence nommée Lissa Lenz a un souci. Son ordinateur, qui contient tous ses manuels et lui est indispensable pour préparer son partiel, tombe en panne. Elle demande à son ami Dan Halbert de lui prêter le sien. C'est un gros problème pour Dan. Si d'aventure Lissa lisait ses livres, il serait arrêté par la SPA (une agence gouvernementale créée afin de combattre le partage) pour violation du droit d'auteur et se verrait coller l'étiquette de délinquant. Finalement, par solidarité envers son amie, il fait l'impensable : il donne à Lissa son mot de passe pour essayer de cacher à la SPA la violation du droit d'auteur, et de ce simple fait se met en infraction.
Dans cette nouvelle, Stallman prédisait des tas de vilaines choses. Malheureusement, elles se sont toutes vérifiées. « Le droit de lire » n'est plus un scénario hypothétique, ce n'est plus une petite histoire pour nous mettre en garde contre un avenir possible.
C'est notre présent.
Que veut dire « DRM » ?
DRM est un acronyme qui est censé signifier Digital Rights Management (gestion numérique des droits), mais en pratique il est plus juste de dire qu'il signifie Digital Restrictions Management (gestion numérique des restrictions). Il désigne tout moyen de contrôler les œuvres et le matériel privateurs couverts par le droit d'auteur. Son but est de restreindre ce que peuvent faire les utilisateurs. DRM est un terme générique pour différents outils visant à atteindre ce but, tels que des accords juridiques (c'est la technique utilisée par le desservice en question), ou des logiciels malveillants cherchant à empêcher des actions particulières – par exemple, empêcher les utilisateurs de se connecter par le réseau TOR ou à l'extérieur d'une certaine zone géographique (Irlande dans mon cas). Vous trouverez des exemples de gestion numérique des restrictions dans « DRM du logiciel privateur ».
Une rencontre dans la vie réelle avec l'illégalité
Au cours de mes études secondaires, j'ai été contacté par un ami qui avait des difficultés à étudier parce qu'il s'était mis dans le pétrin en laissant ses livres de classe dans son casier pendant des petites vacances. Stupide erreur mise à part, je n'ai pas hésité à lui prêter une version modifiée de mon mot de passe pour qu'il puisse accéder à mes exemplaires des livres électroniques, hébergés sur le site de l'éditeur (le « service »). Cela lui a permis de préparer les examens qui approchaient, et d'être reçu ; pas de problème. J'étais loin de me douter que, d'après les conditions d'utilisation de ce desservice, je venais de commettre l'acte le plus vil, le plus méprisable qu'un être humain puisse commettre : aider mon ami – un acte de « piraterie », aux yeux des éditeurs.
Les conditions d'utilisation [2] de ce desservice sont un peu difficiles à trouver, ce qui donne l'impression que l'éditeur n'est pas digne de confiance. Elles ne sont pas accessibles facilement sur la page de connexion ni sur la page d'accueil de la bibliothèque, mais au contraire cachées dans la section Aide. Je ne vais pas les citer textuellement, mais elles interdisent explicitement le partage des mots de passe. Elles contiennent aussi plusieurs autres choses qui valent la peine d'être relevées et que j'aborderai plus tard.
Les conditions d'utilisation sont extrêmement claires sur un point : vous n'êtes nullement autorisé à partager ce livre électronique, d'aucune manière et en aucune circonstance.
Mettons une chose au point. Je ne possède pas vraiment ce livre électronique. La version physique du livre affiche fièrement sur sa couverture un avis disant que l'achat incluera une version numérique. Au mieux, c'est trompeur. Ce qu'on me fournit est une licence limitée dans le temps pour accéder au contenu du livre, sur la plateforme privatrice de l'éditeur exclusivement. Je ne peux pas le télécharger pour en avoir une copie locale lisible hors ligne parce que l'éditeur prétend qu'elle est « trop volumineuse » pour tenir sur un support amovible, en ignorant le fait que je la veux seulement sur mon disque dur. J'ai décidé de regarder si cette allégation était fondée et ai découvert que, tout compris, la taille du livre électronique était même inférieure de plusieurs ordres de grandeur à la capacité d'un CD réinscriptible. Sommes-nous censés croire que la raison pour laquelle on ne peut pas télécharger de copie d'un livre électronique est qu'elle ne tient pas sur un support amovible ? À mon avis, la vraie raison pour laquelle ils ne veulent pas que les gens téléchargent est la prévention du partage.
Restrictions habituelles
À l'endroit où j'habite en Irlande, certaines nouvelles écoles utilisent des iPads (qui ont eux-mêmes une foule de problèmes d'éthique et de vie privée) dans le but de transférer tous les livres de leurs élèves vers ces desservices en ligne. Parmi les avantages, on cite fréquemment la réduction du poids des cartables, la facilité d'organisation et la capacité multimédia. Tout ceci est vrai, mais ce qu'on néglige souvent, c'est que la migration vers des appareils numériques nécessite que les élèves acceptent les conditions d'utilisation imposées par les éditeurs. Ces conditions restreignent leurs possibilités d'explorer, de chercher et d'apprendre.
Les livres électroniques de ces plateformes ont également un tas d'inconvénients pratiques. Ils doivent être utilisés avec une connexion permanente à Internet, qui dans de nombreuses écoles sera difficile à maintenir en état. Ils ne peuvent pas être téléchargés, donc les élèves qui n'ont pas facilement accès à Internet se retrouveront de fait privés de livres. Ils ne sont peut-être pas utilisables sur tous les appareils, ou sont peut-être restreints à un seul système d'exploitation ou un seul navigateur. L'inconvénient le plus grave, probablement, est qu'on ne peut les obtenir qu'à un endroit centralisé, dont l'accès est autorisé uniquement à la personne qui les a payés, autorisation qui peut être retirée après un temps limité. Pourriez-vous imaginer qu'un éditeur vienne à votre remise de diplôme et, sans mot dire, vous reprenne brusquement vos livres physiques ? Image stupide, ridicule… mais c'est ce qui arrive avec les livres électroniques.
Quand les écoles utilisent des livres physiques, les élèves ont au moins l'option de les acheter d'occasion ou de récupérer ceux d'un ami, d'un frère ou d'une sœur. Si le code d'accès aux livres électroniques continue à être fourni par un seul éditeur centralisé, nous risquons de voir s'établir un monopole où les manuels nécessaires à notre enseignement gratuit sont rendus inabordables par un prix prohibitif. Nous risquons de nous retrouver devant une situation comme celle de Texas Instrument, où une entreprise ayant une mainmise sur l'enseignement peut exiger des prix astronomiques sans avoir besoin d'innovation ni de mise à jour. Texas Instruments a acquis cette position en faisant pression pour être acceptée comme norme éducative par le National Council of Teachers of Mathematics (Conseil national des enseignants de mathématiques). Une fois reconnue comme telle, elle s'est mise à abuser de sa position en refusant de réduire le prix de ses calculatrices alors qu'elles devenaient de moins en moins chères à produire année après année. Cela assure à l'entreprise des marges bénéficiaires brutes atteignant 90 %, tout en rendant très difficile pour les familles à faible revenu de faire faire des études à leurs enfants.
Les élèves n'ont pas grand chose à dire sur les plateformes qu'ils sont obligés d'utiliser. Il est possible que l'école leur donne une adresse de courriel fournie par Microsoft Office 365 et exige qu'ils consentent aux conditions imposées par l'éditeur. Il est possible que les élèves aient besoin de livres provenant de différents éditeurs et soient obligés d'accepter plusieurs contrats. Et même s'ils acceptent une version donnée du contrat, la plupart des éditeurs se réservent le droit de la modifier. Peut-être – comme je l'ai découvert dans les conditions du desservice que j'ai mentionnées plus haut – que l'éditeur se réserve le droit de facturer ultérieurement des frais pour accéder aux livres. Est-ce que les élèves ont vraiment le choix ? Pas actuellement. À moins d'un changement, ils n'ont pas le choix. Ils sont forcés d'accepter les conditions, quoi qu'ils en pensent, sinon ils perdent leur possibilité d'apprendre en perdant leurs livres.
Contestation des présupposés
Certains pourraient dire que ces conditions sont raisonnables, que les élèves n'ont pas le droit de chercher à savoir comment fonctionnent les outils qu'ils utilisent pendant leur scolarité, ni de partager cette information avec leurs pairs.
Auriez-vous une objection si une élève lisait un de ses livres scolaires pendant des vacances en France ? Si elle le lisait pendant un voyage en Irlande du Nord ? Dans un bus ? Dans une bibliothèque publique ?
Bien sûr que non.
Auriez-vous une objection si, disons, un élève prêtait une copie de son livre à un ami ? S'il permettait à une personne assise près de lui de le regarder ? Si un élève copie une phrase d'un livre dans son cahier, est-ce un voleur ou un pirate ? Est-ce que le professeur doit le dénoncer pour activité illégale ?
Bien sûr que non.
Qu'en est-il si l'élève demande comment le livre a été relié ? Comment le papier a été fabriqué ? Avec quoi on a fabriqué l'encre ? Comment fonctionne le processus d'écriture ? Comment les livres sont livrés aux libraires pour la vente ? Est-ce que cet élève doit être puni pour avoir essayé de se renseigner sur les techniques d'édition ?
Bien sûr que non.
Et enfin, auriez-vous une objection si les élèves revendaient leurs manuels scolaires quand ils n'en ont plus l'usage ? S'ils donnaient leurs notes, rédigées à partir de l'information contenue dans un livre, à d'autres élèves ? Diriez-vous que les élèves ne doivent pas être autorisés à donner leur livre si l'une des lignes est rayée et réécrite ?
Bien sûr que non.
Mon ami a fait un résumé parfaitement adéquat : C'est comme si [les
systèmes scolaires] mettaient les droits des entreprises au-dessus des
droits des élèves.
Dans le paysage actuel où les établissements d'enseignement projettent d'introduire les nouvelles technologies, nous devons être prudents. Sans examen et action appropriés, nous pourrions nous retrouver dans une réalité encore plus proche de celle que décrit « Le droit de lire ». Les commissions scolaires ont déjà commis des erreurs par le passé, comme avec Texas Instruments. J'exhorte chacun à faire pression contre ce genre de conditions d'utilisation. Voici quelques pistes :
- Pendant le processus de décision sur le choix des manuels, vous pourriez demander à votre école de prendre en compte les conditions d'utilisation des services de livres électroniques et exiger que ces derniers soient exempts de DRM et téléchargeables.
- Vous pourriez commencer la rédaction d'un manuel pour votre cursus local et le publier sous une licence libre comme la licence GNU de documentation libre, la CC BY-SA, ou autres du même genre.
- Soutenez la campagne de la FSF pour abolir les DRM des livres électroniques.
Assurons-nous que les écoles ne répriment pas l'apprentissage.
Assurons-nous que les livres électroniques augmentent notre liberté au lieu de la réduire.
Notes de l'auteur
- ↑ « Piraterie » est diffamatoire.
- ↑ Quelques notes tirées des
conditions d'utilisation des desservices :
- Les mots de passe ne doivent pas être partagés.
- L'éditeur se réserve le droit de facturer des frais pour l'accès au desservice.
- Le lecteur ne peut distribuer aucune information provenant du desservice sauf de manière expressément autorisée.
- Il est interdit d'essayer de comprendre comment fonctionne le desservice par ingénierie inverse, en essayant d'en déduire le code source, ou par tout autre moyen.
- Les livres sont verrouillés géographiquement à la République d'Irlande (accessibles uniquement dans cette région).
- Aucune garantie n'est offerte. Le desservice ne saurait être tenu responsable d'aucun dommage, mais s'attend néanmoins à ce que vous soyez responsable des dommages qu'il subit.
Remerciements
Je remercie Richard Stallman, Andy Oram et l'équipe Éducation de GNU pour avoir suggéré cet article et aidé à sa rédaction.
[*] Barra O'Cathain est un jeune hacker irlandais. Il prépare actuellement un bachelor en science informatique. Sa fascination pour le logiciel libre et la programmation date du jour où il tomba sur le code source de Quake III Arena, qui fut publié sous la GNU GPL en 2005.